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Jean-Claude Kuperminc, témoin privilégié du retour de Moscou des archives spoliées

Ceci est la traduction d'une interview de notre directeur réalisée par Caroline Cassin (vous pouvez retrouver l'article original ici)


Jean-Claude Kuperminc dirige depuis plus de trente ans la bibliothèque de l’Alliance israélite universelle. Il a été le témoin privilégié du retour depuis Moscou des archives spoliées par les Allemands puis par les Russes. Il a publié plusieurs articles sur la question (consultable sur cette bibliothèque numérique ou sur place dans notre salle de lecture).

Quelle est la mission de l’Alliance Israelite Universelle ? 

Quand elle est fondée en 1860, l’Alliance israélite universelle a clairement pour but de défendre les Juifs persécutés à travers le monde. Très vite, elle utilise l’arme de l’instruction pour redonner espoir et fierté aux populations juives de l’Empire ottoman. Cela se caractérise par la création d’un réseau scolaire qui atteindra plus de 180 écoles dans 18 pays à la veille de la Première Guerre mondiale. L’Alliance intervient aussi diplomatiquement et est l’interlocuteur des Etats pour discuter du statut des minorités juives. Après les deux guerres mondiales et la décolonisation, la Shoah et la création de l’Etat d’Israël, le tableau change. D’autres instances se sont levées pour représenter le judaïsme mondial. L’Alliance poursuit son rôle éducatif et développe une activité culturelle, avec sa bibliothèque parmi les plus importantes dans le monde juif, et de nombreux programmes éducatifs pour les adultes. Au fil du temps, ce qui guide l’Alliance, c’est la promotion d’une identité juive moderne, ancrée dans son environnement, et capable de dialoguer avec toutes les Nations. 

Quels sont les projets de l’Alliance ? 

L’ambition de l’Alliance au XXIe siècle est de fournir la matière pour une éducation juive ouverte, à destination des adultes comme des jeunes scolarisés. Avec une attention particulière aux questions sociales, notamment en Israël, et aux thèmes du judaïsme oriental et séfarade, notamment avec sa bibliothèque.

Tampon de la bibliothèque nazie Bibliothek zur Erforschung der Judenfrage   de Francfort-sur-le-Main, présent sur des centaines de livres de la collection de l’AIU  https://www.bibliotheque-numerique-aiu.org/idurl/1/13419

Tampon de la bibliothèque nazie Bibliothek zur Erforschung der Judenfrage de Francfort-sur-le-Main, présent sur des centaines de livres de la collection de l’AIU

L’ Alliance dans le monde, ou êtes-vous et quel est son principal rôle ?

L’Alliance est aujourd’hui implantée principalement en France et en Israël, avec des écoles au Maroc (seul pays musulman qui en accueille aujourd’hui), en Suisse et au Canada. Outre le maintien d’écoles d’excellence formant des jeunes garçons et filles fiers de leur identité et parfaitement intégrés dans leur nation, elle participe au développement de la lutte contre la pauvreté et de l’émancipation des jeunes filles. 

Un de vos partenaires est La Fondation pour la mémoire de la Shoah (FMS)pouvez-nous nous expliquer sa mission et son lien avec la spoliation ? 

La Fondation pour la Mémoire de la Shoah, qui nous soutient avec constance, est née de la dynamique initiée par le discours du président français Jacques Chirac au Vel d’Hiv en 1995. Pour la première fois, la France reconnaissait sa responsabilité dans les crimes commis contre les Juifs pendant la période de Vichy. Une attention particulière a été portée à la question des spoliations, une mission a établi le fait que des sommes énormes avaient été spoliées aux Juifs arrêtés et déportés, et parmi les biens des Juifs détournés par la législation de Vichy. Un accord entre l’Etat et les représentants des communautés juives de France a abouti à un organisme cogéré, qui dispose en capital des sommes retrouvées dans les banques, les compagnies d’assurance, la Caisse des Dépôts et consignations, etc. La FMS ainsi créée, présidée à son origine par Mme Simone Veil, gère ces fonds et distribue des aides pour des projets qui permettent d’élargir les connaissances sur la Shoah, de venir en aide aux rescapés en difficulté, de transmettre l’héritage de la culture juive, de lutter contre l’antisémitisme et de promouvoir le dialogue interculturel.

Où sont les bibliothèques spoliées par les nazis ?  

La question reprend le titre d’un colloque tenu en 2017 à Paris. Une grande partie des livres pillés par les équipes de Rosenberg entre 1940 et 1944 ont été retrouvées et restituées par les troupes américaines à partir du site de tri d’Offenbach en Allemagne. Beaucoup d’autres livres se trouvent aujourd’hui encore principalement en Europe de l’Est, dans les bibliothèques de l’ex-URSS, notamment à Moscou, à Minsk, à Lviv ou à Vilnius, qui se sont vu attribuer des fonds par les Nazis et les ont conservés depuis. En Europe de l’Ouest également, des livres appartenant à des Juifs se trouvent encore dans les fonds de bibliothèques nationales, universitaires ou municipales. Leibl Rosenberg, de la bibliothèque municipale de Nuremberg en Allemagne, fait un travail remarquable de recherche et a déjà pu restituer plus de 800 volumes. 

Le site de tri américain de Offenbach

Aidez-vous ou orientez-vous lors des recherches de bien spoliés ? Avez-vous des ouvrages dans la bibliothèque de l’Alliance ? 

La bibliothèque de l’Alliance est à elle seule l’exemple des bibliothèques qui ont subi toutes les agressions. Elle a été pillée par les nazis de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) en 1940, et une grande partie de ses livres et archives ont rejoint la tristement fameuse Bibliothek zur Erforschung der Judenfrage de Francfort-sur-le-Main. Ces documents, comme on l’a dit, ont été partiellement restitués depuis Offenbach, ou Tanzenberg en Autriche pour ceux retrouvés par les Britanniques. Mais une série de documents a été récupérée par l’Armée Rouge, et ce lot d’archives s’est retrouvé dans les archives spéciales secrètes de Moscou. Il faudra attendre 1992 pour en retrouver la trace, et 2000 pour voir ces papiers réintégrer leurs rayonnages d’origine. 

Mais comme les choses ne sont jamais univoques en matière d’histoire, il se trouve que les locaux de la bibliothèque de l’Alliance à Paris ont servi d’entrepôts pour les livres et les instruments de musique pillés par les Allemands à Paris. A la fin de la guerre, l’Alliance doit donc à la fois se préoccuper de récupérer ses propres collections, grâce en particulier à l’aide des services français (Office des biens et intérêts privés, Centre de Recherche Artistique, sous-commission du livre), et faire face à quelques milliers de livres ne lui appartenant pas se trouvant sur ses étagères du fait des pillages nazis. La plupart de ces livres seront reversés aux services français. Il reste toutefois quelques centaines d’ouvrages en allemand dont l’origine est douteuse. Nous sommes en train d’en établir l’inventaire, avec les noms et marques d’appartenance quand elles existent, afin de permettre à d’éventuels ayant-droit de les réclamer. Si le cas se présente, nous les restituerons sans état d’âme. 

Quels sont vos livres préférés de la Bibliothèque ? 

Difficile question ! Bien sûr, le prestigieux Manuscrit 24, un rituel de prière pour les fêtes de Tishri du 15e s. richement enluminé s’impose comme la pièce la plus précieuse et spectaculaire.

Image tirée du MS24H de la bibliothèque de l’AIU, le manuscrit complet sur le site de la Bibliothèque Virtuelle des Manuscrits Médiévaux

Mais j’aime aussi beaucoup cet exemplaire, provenant de l’impressionnant legs de M. Elie-J. Nahmias, du « Procès-verbal des séances de l'Assemblée des députés français professant la religion juive » de 1806, richement relié, et offert à Mr Fauchet, Préfet de la Gironde par MM. Furtado et Roderigue Aîné, deux notables juifs de Bordeaux et Bayonne, qui symbolise l’appétit des Juifs de France pour l’intégration à l’Etat. 

Couverture de l’exemplaire Nahmias  de Procès-verbal des séances de l'Assemblée des députés français professant la religion juive de 1806.

J’aime beaucoup aussi la série de petits romans sentimentaux, en judéo-espagnol publiés à Istanbul dans les années 1930,  conservés par le grand linguiste Israël S. Révah. Il y trouvait des occurrences de mots de la langue populaire qu’il intégrait à ses recherches. Nous les avons numérisés, avec l’aide de l’association Aki Estamos, pour les rendre accessibles à tous. L’histoire est encore plus belle depuis que notre amie Karen Gerson d’Istanbul a pris l’initiative de les republier pour le public du 21e siècle. 

Couverture du roman en judéo-espagnol de la collection Révah La Ermoza Janeta entre dos amantes par Eliya Gayus, Istanbul, 1932.

Quels sont les livres que vous venez d’acquérir ? 

Là encore la liste serait longue, malgré les coupes budgétaires qui nous obligent à réduire nos acquisitions. Je pense à plusieurs livres de la collection « Jewish Lives », sur Barbra Streisand ou Stanley Kubrick par exemple. Mais aussi le très joli livre de l’artiste Joëlle DautricourtL’écriture heureuse (Paris, Sens Public, 2020), qui joue sur les représentations et les significations de la lettre hébraïque.  

Vos sites, emissions de radios, films ou references de livres sur le theme de la spoliation? 

J’ai une tendresse particulière pour le livre ddu journaliste suédois Anders Rydell The book thieves : the Nazi looting of Europe's libraries and the race to return a literary inheritanceNew York, Viking, 2017, car l’auteur m’y fait intervenir directement, et que sur la couverture figure une photographie d’un des livres de la collection de la bibliothèque de l’Alliance israéite universelle portant un tampon de la Bibliothek zur Erforschung des Judenfrage créée par Alfred Rosenberg à Francfort/Main pendant la guerre.

Tout le travail de l’historienne américaine Patricia Kennedy Grimsted sur les pillages nazis de l’ERR est généreusement mis en ligne sur https://www.errproject.org/guide.php. Le livre de Martine Poulain Livres pillés, lectures surveillées : les bibliothèques françaises sous l'Occupation, Paris, Gallimard, 2013, est fondateur pour la recherche française sur le sujet. La recherche familiale extrêmement détaillée de Sylvie Harburger sur le sort des œuvres de son père le grand peintre Francis Harburger est remarquable, et j’avais eu le plaisir de l’interviewer à la bibliothèque de l’Alliance.

Le film Monument Mende Georges Cloney en 2014, est distrayant même s’il ne représente pas tout à fait la réalité historique. Je préfère La Femme au tableau de Simon Curtis2015, qui relate intelligemment la quête de Maria Altmann pour recouvrer un tableau de Klimt spolié à sa famille, avec l’aide de l’avocat E. Randol Schoenberg. 

Les actes du colloque déjà cité Où sont les bibliothèques françaises spoliées par les nazis ?.  Villeurbanne : Presses de l'ENSSIB, 2019, font bien le point sur la situation actuelle et les initiatives de nombreuses bibliothèques dans le monde pour retrouver la trace de livres spoliés. 

Le livre de Sophie Cœuré La mémoire spoliée : les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique, de 1940 à nos jours. Paris : Payot & Rivages, 2013, est indispensable pour comprendre le sort des archives françaises volées par les Nazis puis les Soviétiques.  

La radio publique française s’est penchée à de nombreuses reprises sur notre thème, dans des émissions de qualité :