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Marcel Proust et l’Alliance 

En même temps que s’inaugure l’exposition Marcel Proust du côté de la mère, au Musée d’Art et d’histoire du judaïsme, Antoine Compagnon publie chez Gallimard Proust du côté juif.  

Dans ce livre qui tente d’éclairer les rapports complexes de l’écrivain avec le judaïsme et sa sociabilité juive, de nombreux extraits concernent l’Alliance israélite universelle. En effet, des liens familiaux unissent la mère de Proust à Adolphe Crémieux, les journaux l’Univers israélite et les Archives israélites sont souvent cités, en particulier en lien avec la famille de Samuel Cahen ; le personnage d’Emmanuel Arié, fils de Gabriel Arié, intervient fréquemment ; voici parmi d’autres des exemples de liens entre l’histoire de Marcel Proust et celle de l’Alliance. 

Nous vous proposons les « bonnes feuilles » extraites du livre d’Antoine Compagnon sur ces sujets avec l'aimable autorisation des éditions Gallimard. 

(Compilation réalisée par Jean-Claude Kuperminc, directeur de la bibliothèque de l’Alliance israélite universelle). 

La bibliothèque de l'Alliance israélite universelle a contribué aux illustrations de ce volume : 

Les Weil et Adolphe Crémieux  

L’incinération du grand-père maternel de Proust établit définitivement qu’il fut un libre-penseur et très vraisemblablement un franc-maçon, comme Adolphe Crémieux, grand-oncle de Jeanne Weil (Amélie Crémieux née Silny, la femme d’Adolphe Crémieux, était la sœur de Rose Berncastell née Silny, la grand-mère maternelle de Jeanne Weil). Le 3 septembre 1870, Adolphe Crémieux, franc-maçon depuis l’âge de vingt ans comme jeune avocat à Nîmes des 1817, commandeur du Suprême Conseil de France du rite écossais ancien et accepté depuis 1869, et président de l’Alliance israélite universelle depuis 1863, qui serait nommé ministre de la Justice du gouvernement de la Défense nationale le lendemain, 4 septembre, servit de témoin à Jeanne Weil lors de son mariage avec Adrien Proust (cette « chinoiserie qui s’appelle mariage mixte », d’après Hippolyte Prague). L’hypothèse d’une rencontre entre Nathé Weil et le docteur Proust dans les milieux maçonniques semble autorisée. 

P. 41

La presse israélite et ¨Proust 

Tandis que la Jewish Chronicle de Londres publiait une longue nécrologie de Proust, abondamment reproduite dans la Diaspora, sa mort ne fut annoncée ni dans l’Univers israélite ni dans les Archives israélites, les deux titres principaux de la presse communautaire française. Le décès de sa mère avait fait l’objet d’un entrefilet dans L’Univers israélite en 1905 : « 28 septembre. Mme Proust (Adrien), née Weil (Jeanne), 56 ans, rue de Courcelles, 45 », à la même page que Charles Ephrussi (1849-1905), le collectionneur et directeur de la Gazette des beaux-arts, revue où Proust publia ses articles sur Ruskin après la mort de ce dernier. Jeanne Weil ne s’était jamais convertie, et le consistoire de Paris, à la demande de ses fils, délégua un rabbin à ses obsèques. 

Note L’Univers israélite, fondé en 1844, sous-titré Journal des principes conservateurs du judaïsme, était l’organe du Consistoire central et du consistoire de Paris, tandis que les Archives israélites, titre fondé quatre ans plus tôt par Samuel Cahen, fut longtemps représentatif du judaïsme réformé. Une vieille rivalité opposait les deux publications : L’Univers israélite fut créé pour combattre l’influence des Archives israélites, et ce fut certainement à cause des prises de position de son alter ego Ben Lévi dans les Archives israélites que la candidature de Godchaux Weil, le grand-oncle de Proust, échoua en août 1850 à l’élection au consistoire de Paris, dont son père, Baruch Weil, avait été membre et vice-président : « 168 voix ont rendu hommage au talent de notre spirituel collaborateur. L’entrée des capacités littéraires dans le consistoire de Paris ne paraît pas encore arrivée », regrettèrent les Archives israélites 

Note 2. Nissim Sciama (1783-1856), séfarade, né à Alep, négociant en plumes d’autruche, l’emporta contre Godchaux Weil à un moment où la fusion des deux rites, portugais et allemand, était à l’ordre du jour et alors que l’opportunité d’une évolution du culte divisait la communauté, par exemple sur l’introduction d’un orgue dans la synagogue. Cet échec, coïncidant avec la loi du 16 juillet 1850 interdisant les pseudonymes dans la presse, et suivant de peu le mariage de Godchaux Weil, tempéra son engagement dans les instances de la communauté et mit un terme à la collaboration régulière du grand-oncle de Proust aux Archives israélites, ainsi qu’à sa carrière littéraire. S’expliquant dans un article intitulé « Défunt Ben-Lévi ! », Godchaux Weil revint sur le combat qu’il avait mené sous ce pseudonyme : « Avec quel dévouement il a toujours défendu la sainte cause de l’Israélitisme ! avec quel courage il a lutté sans cesse contre nos adversaires du dedans, contre nos ennemis du dehors ! Il a commencé par payer sa dette à la jeunesse israélite en écrivant Les Matinées du samedi, puis il a fini par collaborer dans les Archives sur tous les tons, à propos de toutes choses et d’autres encore. » Après une dizaine d’années de graphomanie, Godchaux Weil, prenant prétexte de la loi nouvelle, se retira et ne publia presque plus rien. En janvier 1854, Isidore Cahen annonça en fanfare le retour de Ben Lévi, sous la signature W., dans les Archives israélites : « Hosannah ! Le phénix est rené de ses cendres, Ben Levi est revenu aux Archives, et nous n’avons pas, cher lecteur, la primeur de cette bonne nouvelle à vous donner, puisque ce numéro même en contient la visible preuve en deux chatoyants petits articles que cette fine plume était seule capable d’écrire et qui n’ont pas besoin d’autre signature que le style dont ils sont écrits : avec une pareille marque de fabrique, tous les règlements imaginés par l’illustre M. Biétry deviennent inutiles, et la loi récente qui interdit les anonymes et les pseudonymes se trouve indirectement respectée dans la plus importante de ses prescriptions. […] Achille enfermé dans sa tente en est enfin sorti : malheur aux Hectors de bas étage ! » 

Ce sera toutefois un faux départ, et Godchaux Weil ne donnera plus que quelques rares interventions attestant ses nouvelles compétences de juriste. Deux chroniques portent sur les libertés religieuses en 1858, suivies d’une revue critique en 1859. Puis il reprendra exceptionnellement la plume en 1865, sous la signature « Ben Lévi (G. Weil) », pour dénoncer la servitude des Juifs de Rome sous Pie IX et demander leur émancipation du ghetto, que Mgr de Bonnechose, archevêque de Rouen, cardinal et sénateur, venait de dépeindre au Sénat en termes bienveillants. Cette intervention de Godchaux Weil lui valut les félicitations de l’Alliance israélite universelle. 

p.69 

Grâce à Léon Pierre-Quint et sous la signature de Marie-Louise Cahen-Hayem, le roman de Proust fit une timide entrée dans cet organe représentatif d’un judaïsme de plus en plus conservateur qu’étaient devenues les Archives israélites. Marie-Louise Cahen-Hayem (1905-1944) est la fille de René Cahen, qui a repris la direction des Archives israélites avec son frère Georges après la mort de leur frère aîné Émile Cahen en mai 1924. En elle se rejoignent deux grandes dynasties d’Israélites français. Du côté de son père, elle est l’arrière- petite- fille de Samuel Cahen, le fondateur des Archives israélites, et la petite-fille d’Isidore Cahen, élève a l’École normale supérieure en 1846, condisciple d’Edmond About, Francisque Sarcey, Hippolyte Taine, Paul Challemel-Lacour et Anatole Prévost-Paradol 

Isidore Cahen reste une cause célèbre de l’histoire du judaïsme français au XIXe siècle : nommé au lycée de La Roche-sur- Yon (Napoléon-Vendée depuis le décret du 18 mars 1848, après Bourbon-Vendée) a la rentrée de 1849, il renonça à l’enseignement public après que l’évêque de Luçon, Mgr Bailles, hostile à la présence d’un professeur juif dans une chaire de philosophie, exigea son renvoi et que le ministère s’inclina ; journaliste par la suite, collaborateur au Journal des débats, à La Presse, puis au Temps, il fut l’un des fondateurs de l’Alliance israélite universelle en 1860, avant de succéder à son père à la direction des Archives israélites. Et le père de la jeune Marie-Louise, René Cahen, né en 1871 comme Proust, a été son condisciple au lycée Condorcet. 

 

La Revue juive  

Plus loin dans ce premier numéro de La Revue juive, un certain Emmanuel Arié rend compte du livre d’un certain Jaime de Beslou, Idéologues, ou plutôt de la première des nouvelles, « Les systèmes du baron T’Phlex», recueillies dans ce volume publié aux Éditions du Sagittaire (dont Léon Pierre-Quint, lié aux enfants de Simon Kra, est le directeur littéraire). 

Emmanuel Arié, né à Sofia, élève de l’école de l’Alliance israélite universelle a Smyrne, alors dirigée par son frère Gabriel Arié ; collaborateur de La Revue juive en 1925, il profitait de ses articles sur Jacques-Émile Blanche et Jean Cocteau pour parler de Proust ; naturalisé français en 1925, négociant en joaillerie, il fut arrêté à Lyon le 7 juillet 1944, transféré à la prison de Montluc, puis interné à Drancy, et déporté par le convoi n° 77 le 31 juillet 1944 à destination d’Auschwitz, où il mourut le 4 août 1944. 

Emmanuel Arié (1887-1944) est né à Sofia, capitale d’une Bulgarie depuis peu indépendante de l’Empire ottoman, dans une famille de Juifs sépharades qui a quitté l’Espagne pour les Balkans après 1492. Il a été formé à l’école de l’Alliance israélite universelle à Smyrne, à l’école professionnelle de l’Alliance à Jérusalem, puis, après un bref passage à l’École des arts et métiers de Châlons-sur- Marne en 1901, à l’École Pigier de Paris, où il a appris la comptabilité. Entré dans le négoce des perles, il a épousé Lucie Nestor Weill à Genève en 1914 et ils ont deux fils, Pierre et Georges. Nous savons tout cela parce que son frère aîné Gabriel Arié (1863-1939), nettement plus âgé et qui l’a élevé, était une forte personnalité de l’Alliance israélite universelle et qu’il a laissé une autobiographie et un journal. Ancien élève de l’École normale israélite orientale (ENIO) à Paris, condisciple d’Abraham Benveniste, le père d’Émile Benveniste, ancien instituteur et directeur des écoles de l’Alliance à 

Constantinople, Sofia, Smyrne, puis homme d’affaires, il fut aussi l’historien de l’Alliance et il est l’auteur d’une Histoire juive depuis les origines jusqu’à nos jours (1923), répandue dans les écoles de l’Alliance : « Bon livre scolaire, résumé substantiel de l’Histoire de Graetz et des 50 ans d’histoire 1860-1910, de Narcisse Leven. On appréciera, entre autres, les deux derniers chapitres, bref exposé objectif du Sionisme et des plus récents événements », selon la Revue des études juives, qui fait référence à l’histoire de l’Alliance pour célébrer ses cinquante ans, publiée sous le nom de son directeur, mais rédigée par Gabriel Arié. Et par « exposé objectif » du sionisme, la Revue des études juives veut dire que Gabriel Arié rappelle la « déclaration de neutralité » de l’Alliance à l’égard du sionisme, « solution partielle de la question juive ». On trouve pourtant de la publicité pour l’Histoire juive de Gabriel Arié dans La Revue juive12. La poésie attire Emmanuel Arié, mais je n’ai pas trouvé sa signature ailleurs que dans La Revue juive. Son engagement sioniste ne semble pas non plus avoir duré, puisque dans les années 1930, secrétaire général du syndicat des courtiers en perles fines, il donne des conférences sur « les trésors de la Loi d’Israël » et il est membre de l’Association consistoriale de Paris, dont il démissionne en 1936 pour protester contre l’accueil du colonel de La Rocque et d’une délégation de Croix-de- Feu au temple de la rue de la Victoire. Sa recension commence sans ménagements en récitant le nouveau lieu commun sur Proust en ce milieu des années 1920 : « De Montaigne à Proust, quoi de plus curieux à observer qu’un demi-juif. C’en est un que ce Baron T’Phlex dont Jaime de Beslou rapporte les systèmes et l’étonnante aventure. » La filiation de Montaigne à Proust est désormais une idée tellement reçue que l’on ne doit plus l’expliquer et que l’on peut se contenter de l’alléguer. Pourquoi Arié s’occupe-t‑il de ce livre alors que, signale-t‑il d’emblée, « [d]’aucuns ont reproché à l’auteur de cette nouvelle de n’avoir fait que colporter un vieux lot de caricatures juives » ? 

Pour justifier de s’y intéresser malgré cela, Arié démasque l’auteur caché sous le pseudonyme de Beslou : « Proust n’avait pas tort de défendre Blanche de ce reproche [l’antisémitisme]. Car ceux qui ont lu les Cahiers d’un artiste, n’auront pas été longs à reconnaître que Jaime de Beslou et Jacques-Émile Blanche ne font qu’un. » Jacques-Émile Blanche : le peintre, le fils et le petit-fils des docteurs Blanche, l’ami de Proust, l’auteur du fameux portrait du jeune Marcel en dandy a l’orchidée blanche, mais aussi l’écrivain pour qui Proust écrivit une préface a ses Propos de peintre (Émile-Paul, 1919). Ses Idéologues rassemblent quatre nouvelles, des portraits humoristiques dont l’intérêt n’est pas démesuré. Arié en commente un seul, celui du baron T’Phlex, en raison des origines juives du personnage et surtout parce que cela lui permet de citer des lettres inédites de Proust à Blanche, auxquelles Blanche lui a donné accès. « La race n’explique pas tout », fait-il valoir. Toutefois, « quand chez Blanche et chez Proust, nous rencontrons certains traits de ressemblance, cela tient peut-être à ce qu’ils sont l’un et l’autre (Proust pour une moitié) d’origine normande. Et quand au contraire Proust et Blanche apparaissent profondément différents, on est tenté d’attribuer ces divergences au sang juif que Marcel Proust tenait de sa mère ». Arié n’exprime aucune critique et se contente de regretter le titre choisi pour ce livre : « Le Baron T’Phlex, histoire juive, par J.-É. Blanche aurait eu certainement un succès de curiosité plus considérable qu’Idéologues par J. de Beslou. » 

Le compte rendu ne dut pas déplaire à Blanche, puisque, nouvel indice de la complicité liant la rédaction de La Revue juive et le petit milieu proustien historique, la quatrième livraison de la revue, en juillet 1925, donnera d’abondants extraits des lettres de Proust a Blanche, que le destinataire confia à Albert Cohen et qui comptent parmi les premières publications de la correspondance de Proust. 

Emmanuel Arié rendra encore compte du recueil Poésie, 1916-1923 de Jean Cocteau (Éd. de la NRF, 1924) dans l’avant- dernier numéro de La Revue juive, en septembre 1925 : il insiste sur la présence des anges chez Cocteau, loue une poésie qui s’est « laissée imprégner des arômes du désert judaïte », y discerne même la curiosité pour la Kabbale et cite le poète : « La Bible, qui n’offre aux profanes qu’une surface d’images grossières, d’anecdotes naïves et parfois complètement obscures, est, en réalité, faite de plusieurs couches de sens qu’on ne peut comprendre sans avoir la grille. » Mais Arié revient encore a Proust, car Cocteau est « trop vif pour feindre, ou même, comme aimait le faire Proust, “figurer, mimer la naïve et incommensurable modestie” », expression d’Anna de Noailles dans le numéro d’  «  Hommage à Marcel Proust » de La Nouvelle Revue française en janvier 1923. Ainsi, Proust a le dernier mot. 

Menorah p. 193 

La controverse ne s’arrêta pas encore là. Spire, militant coriace, loin de lâcher prise répondit longuement a Judaeus-Liber une semaine plus tard. Il condamna l’illusion que représentait pour les Juifs le projet de l’assimilation et insista en revanche sur la lucidité de Proust, conscient de l’abaissement, de l’humiliation, de la perte non seulement de la foi mais aussi de la fierté impliquées par l’émancipation des Juifs français : « Et ce n’est pas un cas particulier que celui que décrivait Marcel Proust dans Le Côté de Guermantes lorsqu’il montre le littérateur Bloch, dans un salon aristocratique, répondant à un duc qui faisait allusion à ses origines juives : “Mais comment avez-vous pu savoir ? Qui vous a dit ?” Et Bloch prononçait ces paroles “comme s’il avait été le fils d’un forçat. » 

Ainsi, la polémique entre Spire et Maurice Liber, porte-parole de l’institution rabbinique et de la science du judaïsme, confirme l’usage que les sionistes pouvaient faire du roman de Proust : il leur donnait tout simplement des arguments contre l’assimilation. 

Parmi leurs adversaires, les sionistes retrouvaient une bonne partie de leurs coreligionnaires, victimes silencieuses et consentantes de l’antisémitisme, à savoir la « bourgeoisie juive » qui « a réussi à se faire un trou dans la bourgeoisie française », ou qui ne rêve que de cela. Spire, dans une lettre de mars 1919 à Jean-Richard Bloch, s’en prenait déjà très durement « à la ploutocratie et au cléricalisme juifs » dont Sylvain Lévi était à ses yeux le jouet. A la Conférence de la Paix, Spire venait de combattre cet éminent représentant du judaïsme officiel, à la fois professeur au Collège de France et bientôt président de l’Alliance israélite universelle, pour qui le sionisme était « une œuvre anti-française ». Ainsi, le ressentiment des sionistes contre les Israélites honteux et le judaïsme institutionnel du consistoire de Paris et de l’Alliance les conduit à s’exprimer comme des antisémites (« ploutocratie juive » est un refrain de La Libre Parole) et explique assez qu’ils aient lu Proust autrement que nous ne sommes tentés de le faire aujourd’hui quand nous le taxons de sentiments antijuifs. Pour eux, il était évidemment un des leurs.